samedi 30 mai 2015

Les yeux glace

Parfois passant du temps avec un homme que j'aime, au beau milieu d'un moment agréable s'immisce un regard aigre, soudain je me mets à regarder cet homme avec les yeux de la mesquinerie, avec les yeux de qui ne cherche pas en l'autre la beauté, mais les imperfections, avec les yeux de qui se rassure de pouvoir juger l'autre sur ses imperfections, je sens une onde de mépris qui me parcourt, soudain alors que j'étais si proche je me perçois projetée à distance, je sens passer en moi des jugements sur des critères si mesquins - un visage, une silhouette, une éducation - que je m'en révolte aussitôt contre moi-même. Une sorte de nausée intérieure me soulève, ce qui vient de me traverser la tête, je ne peux pas le supporter en moi, il faudrait que je le vomisse de mon esprit.

Dans ces moments je sais que A. est entré dans ma tête, que c'est lui qui pense et sent à travers moi, qu'il faut que je l'en sorte.

Avant de connaître A. je ne me serais jamais permis de juger quiconque "médiocre". Aujourd'hui pas davantage. Cette émotion n'est pas la mienne. Elle vient d'avoir côtoyé huit ans durant quelqu'un qui méprisait tout ce qu'il aimait. Elle vient d'avoir moi-même été aimée et méprisée en même temps, de façon si intimement mêlée, à vous rendre fou.

Je ne sais pas pourquoi A. méprise avec tant de force et de persévérance. Comme une réaction de défense vis-à-vis de tout ce qui met son intégrité personnelle en danger, c'est-à-dire tout ce qui est l'autre, et tout ce qui pourrait venir fissurer son déni.

Mais je sais que le mépris, c'est une émotion que j'ai toujours trouvée diminuante pour celui qui la ressent, sans même parler de l'irrespect total de la personne qui en est l'objet, parce que ça c'est une évidence que c'est inacceptable.

Moi, je carbure à l'enthousiasme et à l'admiration. Et si tu prends prétexte de mon admiration pour me juger méprisable, oh, pauvre, pauvre toi. Comme je te plains de ne pas concevoir cela autrement que comme des relations de hiérarchie.

C'est peu dire que je vis mal ces moments où je sens que je juge mes amours avec les yeux de A. Mais ma longueur d'avance, c'est que je sais, dans ces moments-là, ce qui est en train de se passer. Je sais que ce jugement n'est pas le mien. C'est un sentiment désagréable, mais je peux m'en détacher.

J'aime avec un cœur généreux. Un jour, A. sera sorti de ma tête, ces parasites disparaîtront.

Bien plus gênante est cette sensation de vivre mes meilleurs moment à travers un voile de glace. Comme si je n'étais pas vraiment là. Comme si je n'arrivais pas à aller au bout de mes émotions. Comme si je me regardais à distance en train de vivre un moment agréable, mais que ce n'était pas moi qui étais en train de le vivre. Comme si je ne le ressentais pas dans les tripes, mais comme quelque chose d'abstrait.

Doucement mais sûrement, je me dissocie.

Pour moi, les deux sont liés. Si je peux sentir en moi des jugements insultants pour la personne que j'aime, c'est parce que, dans ces moments où je dissocie, cette personne n'est plus tout à fait réelle, plus tout à fait une personne.

Je ne sais pas si c'est à cause de l'angoisse, de la menace que je sens toujours tapie au fond de moi, bourdonnant constante, sourde, de cette sensation tenace qu'à tout moment n'importe qui peut se mettre à me hurler dessus de façon irrationnelle, que ce que j'aime est dangereux et cherche à me tuer.

Ou si c'est quelque chose de plus profond.

Dans ces moments-là, j'ai peur de devenir A., parce que je sais que je touche à des choses qui sont profondément à l’œuvre chez lui. Je ne veux pas devenir A., dont la ruine intérieure se traduit en haine d'autrui. Je ne veux pas devenir cette autre femme, la sœur d'une amie, qui, après avoir vécu la violence du père de son enfant, brutalise à présent à son tour son nouveau compagnon.

Ce cercle est trop fréquent.

Je ne veux pas être celle que la crainte d'être à nouveau agressée maintient en permanence en position d'attaque. Je ne veux pas être celle qui a tellement perdu confiance qu'elle ne peut plus jamais se lier, et brûle tout ce qui l'approche.

Comme A.. Pauvre A.

Attendez-moi. S'il vous plaît. Pour l'instant je fais un peu semblant, en espérant que ce sera bientôt pour de vrai. Un jour, je serai à nouveau des vôtres.

lundi 18 mai 2015

Survivante

Je suis une survivante.

J'ai survécu à tellement de trucs, t'imagines même pas.

Je suis une survivante, ça ne veut pas dire : je suis une victime.

Je suis aussi une victime. Mais ça, c'est juste un fait.

Je suis une survivante, ça ne veut pas dire que j'ai passivement survécu. ça veut dire que je me suis battue, et que j'ai vaincu.

Je suis une survivante, ça veut dire : je suis encore là.

J'ai surmonté, c'est-à-dire que je me suis haussée au-dessus. A la seule force de mes bras. Je vis à présent d'une vie supérieure. Sur-vivante.

Je suis forte. Je suis entière. Bien sûr, tout ça laisse des traces, des marques, des ébréchures. Mais je suis résistante.

Et les cicatrices rendent mon visage intéressant.

Je m'en suis pris des coups, au corps, à l'âme, à la face, à l'intime. Et je suis toujours là. J'ai tenu bon.

Je me suis battue. J'ai vaincu.

Les coups, je les encaisse, je les intègre, j'en fais une partie de moi. Mon histoire, mais aussi ma sagesse.

Pour surmonter je me suis grandie.

J'ai grandi à travers mes batailles. Ne dis pas que je me suis durcie : je me suis trouvée. Tu prétends que je suis dure parce que tu m'aimes faible et vaincue. En vrai je suis douce. Douce, et ferme.

Je suis devenue tellement forte, toutes tes attaques, je les ai récupérées, je les ai subverties, tes armes, je les ai retournées contre toi. A présent je les vois venir de si loin, à peine un haussement de mon sourcil pour qu'elles s'écrasent dans la plaine à mes pieds, tourbillon de poussière sitôt dispersé.

Je suis une forteresse, une forteresse souple et sensible. J'ai conservé toutes mes qualités de cœur - je les ai protégées de tes assauts. Mieux, en luttant pour elles je les ai découvertes. Tout ce que tu nommais mes faiblesses, à présent je le revendique. Elles sont ma force et ma beauté.

Je suis terrible et magnifique.

Je suis une survivante, la boss de fin des temps, la colère des justes, la fierté faite femme, l'échec programmé de toute tentative de m'anéantir. Ton cauchemar.

Alors je ne dirai pas : vas-y, frappe. Non. Je dirai : n'essaye même pas.

Je suis une survivante.

jeudi 7 mai 2015

Mots de gorge

J'ai jamais eu aussi souvent mal à la gorge que quand j'étais avec toi, A. D'accord la gorge ça a toujours été mon point faible. Mais quand même, toutes ces années, je compte plus les angines, les trachéites, les laryngites.

Et pour moi ça fait sens. Parce que si souvent face à toi ma gorge s'est bloquée. Je parlais avec toi, ou plutôt, tu m'imposais ta parole, tu me violentais de mots, j'essayais de me défendre, j'essayais de me justifier, toujours, toujours, et rapidement je sentais ma gorge se bloquer, comme si une barre d'acier la traversait de part en part.

L'expression "avoir une boule dans la gorge", je l'ai vécue concrètement, mais elle est si faible pour décrire la dureté de ce qui me restait en travers.

Tu me tenais comme ça pendant des heures, tu m'imposais tes mots, violents, ton regards, violent, ma gorge devenait de la pierre, mes cordes vocales raides, dures, ma voix éraillée, parfois ça persistait ensuite pendant plusieurs jours.

Une sécheresse qu'aucune eau ne pouvait apaiser.

Je sentais cette tension dans tout mon cou, ma gorge, ma nuque, jusqu'au sommet du crâne, ma peau mes os mes muscles tendus à faire mal, ma tête devenait pierre et c'était si douloureux.

Ton but n'était pas de me faire avouer quelque chose. Ton but était de me réduire au silence. Mais pour ça, pour que mon silence ait pour toi valeur de victoire, il fallait d'abord me faire parler. Si je ne disais rien, si j'essayais de contenir mes émotions, tu pouvais continuer pendant des heures, jusqu'à ce qu'enfin n'y tenant plus je réagisse. Si je m'insurgeais de tes insultes, de tes accusations injustes, de tes calomnies, de tes insinuations dégueulasses, tu cherchais à me rentrer les mots dans la gorge, c'était si dur de les faire sortir, ça ne passait pas.

Tu m'as parfois fait hurler de rage et de douleur à en avoir mal pendant des jours.

Tu ne t'arrêtais que lorsque de ma gorge ne sortaient plus que des sanglots, durs, douloureux, comme des galets franchissant avec difficulté mon oesophage.

Tout à l'heure je marchais dans les rues de cette ville si belle, dans le soleil de début de journée, j'avais envie de pleurer je pensais à toi, ça me remontait comme une douleur depuis les poumons pour éclore dans la gorge, comme si ma cage thoracique s'ouvrait doucement, comme si l'air entrait pour la première fois dans mes poumons, mais c'était une douleur saine, un picotement presque agréable, A., tu sais, la douleur de la cicatrisation.